Peut-on, pour reprendre une expression célèbre, arriver à une « représentation complète de la réalité » ? Aujourd'hui, on nous répète constamment que la réalité est complexe, nous laissant ainsi supposer que sa représentation est impossible ou, pour le moins, inintelligible.Ce qui n'empêche pas les mêmes (par ailleurs tenants de l'idéologie dominante) d'expliquer l'alpha et l'oméga de l'état du monde et d'essayer d'imposer leurs solutions (« Ne réfléchissez pas, on pense pour vous ! »). Voilà ce que m'a inspiré le dernier livre d'Alain Kewes, « Ce n'est pas mon visage », dès la dernière page lue... Cet ouvrage regroupe onze nouvelles, des textes d'un genre que ne prisent guère les grands éditeurs car considéré comme non rentable. Les spécialistes définissent la nouvelle par trois caractéristiques : elle est centrée sur un seul événement, les personnages sont peu nombreux, la fin inattendue. Mais il est ici question d'Alain Kewes, qui ne se soucie pas des considérations commerciales des grands éditeurs ni des définitions de la nouvelle car il écrit des histoires insolites ébranlant les convictions des lecteurs. La mort est un des thèmes principaux de ce recueil. Tout l'art de l’auteur est de le traiter sous différents aspects comme dans « Faux bond » (la mort refusée de manière bien improbable mais...), dans « Arrêt sur lecture » (l'accident mortel) donnant lieu à une manifestation d'humour noir bien réjouissante ou dans « La mort en marche » qui adopte des allures de nouvelle policière... Mais d'autres thèmes, comme le désamour dans un couple ou l'enfance, traversent aussi ces pages. Chaque nouvelle essaie donc de représenter une réalité complexe, qui fuit sans cesse. Alain Kewes ne propose aucune explication de manière sûre, il laisse le lecteur face à un réel incertain auquel il importe de trouver un sens. Ce réel est banal, il appartient au quotidien qu'un événement vient perturber. Kewes multiplie alors les fausses pistes pour mieux égarer son lecteur ; mais sont-elles vraiment aussi fausses que cela ? Ainsi, dans la nouvelle intitulée « La bête enfermée », l'allusion finale à une « Panzer division » qui fait penser à la fameuse phrase de Brecht : « Le ventre est encore fécond, d'où a surgi la bête immonde », vient contredire l'explication rassurante donnée précédemment : au lecteur de s'y retrouver. Ces histoires dérangeantes parlent de notre quotidien, de notre monde sans jamais en imposer une vision. L'auteur tire bien quelques ficelles mais le lecteur est invité à réfléchir. Fantastique, imaginaire, mystère, non-dit sont des composantes de la réalité. Le réalisme d'Alain Kewes correspond alors à ce « désir de possession du réel dans son sens le plus profond » dont parlait le peintre Olivier Debré. C'est un réalisme non conventionnel, qui vise à donner chair à la réalité vivante du réel (si j'ose dire) et non à offrir une image plate du monde qui nous entoure. Lucien WASSELIN