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Françoise Duvernier* : La littérature est-elle une vraie passion pour toi ? 

AK. Si, par passion, on entend une relation faite d’orages, de brouilles définitives oubliées le lendemain, de bouderies maussades qui se résorbent dans un soudain épanchement de mots et de caresses, d’éloignements qui n’entament pas d’une once la certitude de la présence de l’autre, radicalement indocile, intransigeant mais nécessaire, aussi étrangers l’un à l’autre que l’est la tête à la main mais aussi complémentaires, alors oui, on peut parler de passion. 

FD. Passion envahissante unique, mais comment cela se traduit-il ? Tu lis des livres, des critiques, des petits éditeurs, tu suis des conseils ou tu découvres tout seul ? 

Ak. La passion de la littérature est avant tout celle de la lecture. Et comme la passion aveugle, je lis à peu près n’importe quoi, n’importe quand, me laissant mener conduire par des impulsions, des coq-à-l’âne, des séries complexes d’actions et de réactions. M’influencent les titres, les jaquettes, le nom des auteurs s’il m’est connu, de l’éditeur tout autant, je suis très sensible à la notion de ligne éditoriale, les avis de quelques lecteurs auxquels je fais toute confiance, mais, finalement, assez peu la critique institutionnelle, celle des grands médias que d’ailleurs je ne lis pas. A tort, je l’avoue, car il m’est arrivé plus d’une fois de « découvrir » longtemps après tel ouvrage encensé en son temps. Sans doute en aurais-je gagné, si le temps n’était précisément la richesse qu’il importe de gaspiller s’agissant de lecture. 

FD. Quelle est ta littérature préférée ? 

AK. Au-delà d’une faiblesse particulière à l’égard de la nouvelle, j’aime qu’un livre me surprenne. Le plus souvent, cela veut dire qu’il détonnera dans le genre qu’il affiche : romans policiers sans policiers ni résolutions d’énigmes, réalistes qui basculent dans la fantaisie la plus débridée, fantastiques qu’on admet comme lettre à la poste, biographies de personnages fictifs, jeux tragiques, tragédies dérisoires, rires grinçants, porte-à-faux où nos certitudes se cassent la figure. Pas d’époque, de pays, de genre, d’école de prédilection mais des auteurs, oui : Paul Auster, Hervé Le Tellier, Pierre Autin-Grenier, Richard Millet (exercice vain puisque aux quatre cités, je voudrais en ajouter quatre cents autres…). 

FD. Tu écris. Comment passe-t-on de la lecture à l’écriture ? Beaucoup de gens adorent lire mais ne passent pas à l’écriture… 

AK. Je n’ai pas le sentiment, en écrivant, de venir de la lecture. Sans doute est-ce prétentieux mais je n’ai pas de modèle, ne me dirige sur aucun phare. « Etre Chateaubriand ou rien » comme disait Hugo, n’a pour moi aucun sens. Il y a entre lecture et écriture aussi peu de rapport qu’entre repassage et écriture ou entre géographie et motonautisme. Je conçois parfaitement qu’on soit grand lecteur sans jamais ressentir le besoin d’écrire. A l’inverse, écrire ne signifie pas pour moi chercher à m’insérer dans la « littérature ». Bien sûr, j’imagine qu’il existe des influences mais elles s’exercent à mon insu. Quand j’écris, je suis comme l’enfant aux prises avec ses pièces de construction éparpillées. Les traités d’architecture, les maisons de la rue ou celles des livres ne lui sont d’aucun secours. Chaque ligne tracée est arrachée au néant. Qu’ensuite le lecteur trouve des ressemblances, c’est son affaire. Pour tout dire, plus je lis, moins j’ai envie d’écrire. 

FD. Qu’est-ce qui pousse à l’écriture ? Qu’est-ce qui la rend nécessaire ? 

AK. Les raisons d’écrire sont multiples, imbriquées, parfois contradictoires. La première motivation, je veux dire celle qui apparaît en premier, à l’adolescence grosso modo, est le besoin de communiquer quelque chose que la parole, la conversation, la langue quotidienne ne parviennent pas à dire. En ce sens, écrire est une revanche sur le monde, une seconde chance que l’on s’accorde après avoir raté le tac au tac qui aurait fait mouche, après avoir laissé passer la chance d’un amour, l’occasion d’une reconnaissance. Il s’agit de faire savoir au monde que je suis plus riche qu’il ne paraît. D’où, souvent, la tonalité nostalgique, très romantique, des écrits adolescents. Elle s’estompe avec les années sans jamais disparaître complètement. Une autre motivation est le besoin de se connaître soi-même. L’écriture est un laboratoire de nos émotions où nous mettons à l’épreuve à travers des fictions une identité qui se dérobe. C’est ce qu’on entend par littérature d’évasion. En écrivant, je m’évade vers d’autres « je », je m’enrichis d’une multitude de vies parallèles, je mets en scène des fantasmes, des peurs, des exaltations auxquelles la vie réelle n’offre (heureusement !) que rarement l’occasion de s’affirmer. C’est le besoin de revendiquer. En troisième lieu, mais c’est la motivation qui finit par prendre l’essentiel de la place, la seule qui vaille, l’écriture est un jeu, mais aussi un combat, un corps à corps avec la langue. La langue est un matériau qui résiste, qui a ses lignes de force, ses veines, ses fissures, comme la roche qu’on taille. Parfois ça se casse et il faut recommencer. Le but n’est plus d’exprimer ce qui est déjà au fond de moi et qui ne voulait pas sortir mais de révéler le sens de la langue elle-même, de la pousser à ses limites. La poésie bien sûr, mais c’est le cas de toute littérature, est l’art de travailler, de triturer la langue afin de faire émerger des sens nouveaux, inédits. Et en retour, ces sens nouveaux s’incarnent dans les objets, les lieux, les relations de la vie réelle. Il n’y a pas de plus grande jubilation pour un écrivain que d’avoir réussi dans un poème, une nouvelle, à rendre la douceur d’un tracteur, la cruauté d’un serment d’amour, le rire d’un arbre. On ne réussit pas à tous les coups mais c’est quand même le but, la motivation suprême : densifier le monde, le rendre plus complexe, lui ajouter du sens. 

FD. Tu as fondé les éditions Rhubarbe. Est-ce cette passion de la littérature qui fait qu’on boucle la boucle de cette manière ? 

AK. A partir du moment où la littérature n’est plus une expression du « je », de quelque chose que je serais seul à savoir et qu’il importe de faire savoir au monde, mais une expression du « ça » qu’est le monde (lui faire dire ce qu’il est et qu’il ne soupçonne pas), toute activité littéraire se vaut. J’ai autant de plaisir à éditer un texte, à le porter par la voix dans une lecture publique, à le conseiller à un lecteur dans mes activités de documentaliste ou de critique pour diverses revues, qu’à en écrire un moi-même. Les écrivains en sont souvent les moins convaincus mais je crois que la littérature est la plus formidable entreprise collective qui soit. Tous, chacun dans son coin, dans sa langue, avec sa technique, nous grignotons le grand mur opaque du silence pour créer du sens. Alors on peut bien, à l’occasion, se donner un petit coup de main. Editer, c’est ça. 

FD. As-tu envie d’en faire un second métier ? Ton seul métier ? 

AK. La littérature est déjà mon métier. Pour ce qui concerne l’aspect matériel, financier, je ne suis pas certain que mon engagement serait plus serein, plus efficace si j’en dépendais pour manger. La question s’est posée très sérieusement après la parution du Geste manqué de l’amant aux éditions du Rocher en 1997. J’ai évité d’y répondre, trouvé des échappatoires et aujourd’hui elle ne se pose plus vraiment. 

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* Françoise Duvernier est Conservatrice de la Bibliothèque Municipale d’Auxerre. Cette interview était une interview croisée : Christine Billard, poète (ed. de la Renarde Rouge) et bibliothécaire, à apporté ses propres réponses qu’on pourra découvrir dans le Bulletin des Amis de la Bibliothèque Municipale d’Auxerre, n°2, octobre 2005